Interview de Maître Lok Yiu dans Budo-International « Légende et vérité »

Voici un article très intéressant, datant de 1992, où Budo International interviewe Maître Lok Yiu. Les thèmes abordés sont variés : on y parle du Grand Maître Ip Man, de l’histoire de l’enseignement de wing chun à Hong-Kong, de la philosophie du style, de l’importance de la famille dans le milieu du kung-fu mais aussi des méthodes d’entraînement pour progresser. Bonne lecture.

B.I : Vous étiez un élève du grand maitre Ip Man. Quand avez-vous commencé l’étude du Wing Chun et qui étaient vos condisciples ?

Lok Yiu : J’ai commencé à apprendre en 1950 avec Leung Sheung et six autres. Ces derniers sont partis après quelques mois. Seuls Leung Sheung et moi sommes restés.

B. L : Combien de temps avez-vous étudié auprès de Ip Man et depuis quand enseignez-vous le Wing Chun ?

L.Y : Lorsque j’étudiais auprès de Ip Man, les conditions d’enseignement étaient différentes de celles que connaissent les élèves actuels de Wing Chun. Ip Man et moi vivions ensemble dans la même maison. Nous nous voyions tous les jours, nous mangions ensemble et nous entrainions quotidiennement. J’ai vécu huit ans avec Ip Man et j’ai ouvert ma propre école en 1960.

B.I : Comment était l’entraînement avec Ip Man ? Beaucoup de gens disent que Ip Man ne corrigeait jamais ses élèves. Comment l’apprentissage se faisait-il alors ?

L.Y : Lorsque j’étudiais avec le Grand-Maître, nous avions deux entraînements quotidiens. Nous nous entrainions de 16h à 18h puis de 20h à 22h. Nous sortions ensuite pour dîner, nous détendre, etc. Lorsque nous rentrions, en général autour de 2h du matin, nous pouvions discuter jusqu’à 4h ou 5h de la théorie et des principes du Wing Chun. Voila à quoi ressemblait notre style de vie de l’époque.

Lorsque nous étions là à discuter tous les deux la moitié de la nuit, nous nous levions parfois et Ip Man démontrait des principes par le biais du Chi Sau. C’est pour cette raison que je portais une grande attention à mon Chi Sau et m’efforçait de l’améliorer. Le Chi Sau représente le moyen le plus simple et rapide pour vaincre un adversaire et utiliser le point fort du Wing Chun.

Il n’est pas totalement correct de dire que Ip Man ne corrigeait jamais ses élèves. Il les corrigeait mais pas forcément tous et pas forcément tout le temps. Cela dépendait de la vitesse à laquelle ils progressaient, de leur niveau et aussi de la sympathie que Ip Man leur portait. C’était un homme pour qui les émotions étaient importantes.

B.I : Comment le Wing Chun est-il normalement enseigné ? Par quoi commencez-vous et combien de temps faut-il avant qu’un élève connaisse et maîtrise le Wing Chun ?

L.Y : Tout d’abord, j’enseigne naturellement Siu Lim Tau (la première forme). Ensuite vient le Chi Sau à un bras (Dan Chi). Après un certain temps, vient le Chi Sau à deux bras, plus précisément Poon Sau. Viennent ensuite Lap Sau et Sat San Choi. Après ces exercices qui d’une certaine manière représentent les bases, l’élève apprend Chum Kiu (la deuxième forme) et enfin Biu Tze (la troisième forme). Aux 3/4 de sa formation, si l’élève a correctement assimilé les techniques vues en Chi Sau, il apprend la forme au mannequin de bois. Le bâton et enfin les doubles couteaux (Bart Cham Dao) concluent le système.

B.I : Y a -t-il une raison particulière pour laquelle le bâton est enseigné en premier ?

L.Y : La pratique du bâton requiert énormément de temps et d’efforts. On doit développer le sentiment que toute la force est envoyée au bout du bâton. Cela demande un entraînement difficile. Pendant tout ce temps, on continue la pratique des techniques à mains nues, notamment le Chi Sau. Les couteaux sont une extension des mains. Lorsqu’on atteint l’apprentissage de la forme au couteau, il est facilité par l’expérience acquise par la pratique des « mains sans armes ». Les bases sont plus solides. En ce qui concerne le temps nécessaire pour apprendre l’ensemble du système, tout dépend bien sûr de l’élève. En général, j’enseigne le mannequin de bois autour de la cinquième année. Après huit années environ, un élève a appris tout le système. On peut se baser sur cette estimation quand l’élève s’entraîne régulièrement. Si on s’entraîne davantage, il est évident qu’on progressera plus vite, l’intelligence et le talent jouant aussi un rôle.

B.I : Qu’est-il le plus important de maîtriser pour un élève ?

L.Y : Cela dépend du caractère respectif des différentes personnes. Le Wing Chun est l’un des arts martiaux chinois les plus complexes. Il nécessite énormément de travail de réflexion. Si l’élève est intelligent et réfléchit beaucoup sur le Wing Chun, il progressera plus vite. Pour moi, le plus important est la sensation dans les bras et la coordination des hanches, des pas et du buste. L’ensemble produit ce que l’on appelle la force intérieure. Il est très important aussi, et c’est peut être le cœur du Wing Chun, de savoir appliquer les techniques comprises dans les trois formes.

B.I : Qu’en est-il du concept de l’attaque et de la défense simultanés ?

L.Y : Il faut aller plus loin que ça. On ne peut pas juste attaquer et défendre en même temps, il s’agit plutôt d’adresser une attaque qui va protéger de l’adversaire.

B.I : On dit que le Wing Chun a été inventé par la nonne Ng Mui et qu’elle l’a ensuite transmis à une femme, Yim Wing Chun. Est-ce que cela induit une différence fondamentale entre le Wing Chun et les autres styles ? En d’autres termes, est-ce que le Wing Chun est davantage adapté à des adversaires plus forts physiquement ?

L.Y : C’est vrai, le Wing Chun a été inventé par une femme, d’où les différences avec d’autres styles. On n’utilisera pas sa propre force pour aller contre celle de l’adversaire, surtout lorsque celui-ci est plus grand et plus fort. Il s’agit de laisser se dissiper la force de l’adversaire avant d’attaquer.

B.I : Comment le Wing Chun s’est-il développé ? Certains styles emploient de très larges mouvements et engagent beaucoup de poids de corps pour maximiser la puissance. Les mouvements du Wing Chun sont au contraire très courts.

L.Y : Le Wing Chun utilise peu de poids de corps pour développer de la force. L’idée est plutôt de coordonner les articulations des mains, coudes et épaules pour maximiser l’énergie produite. Il y a d’autres notions qui entrent en jeu mais c’est quelque chose que je garde pour mes élèves.

B.I : L’une des critiques les plus répandues sur ce style est qu’il faut être très proche de l’adversaire pour être efficace. Comment peut-on utiliser le Wing Chun face à quelqu’un qui ne se laisse pas approcher et attaque à distance ?

L.Y : Même lorsqu’on est face à quelqu’un qui combat à distance, il ne faut pas se déplacer. On doit simplement rester où l’on est et s’orienter vers l’adversaire. Pour attaquer, il sera forcé de casser la distance. S’il est très puissant, il faut d’abord laisser se dissiper sa force avant d’attaquer aussitôt qu’il est assez proche. Lorsqu’on est confronté à des coups de pied longs, comme dans beaucoup de styles, il faut passer à l’action au moment opportun pour contrer l’attaque. Si on recule, on se fera sévèrement toucher tôt ou tard. Ces coups de pieds peuvent être extrêmement puissants. Il faut rentrer dans l’adversaire lorsqu’il attaque, dissiper sa force et frapper.

B.I : Une des particularités les plus connues du Wing Chun est le Chi Sau. Comment utilise-t-on cela en combat ?

L.Y : Cet exercice sert d’abord à entraîner les mouvements de Bong Sau, Tan Sau et Fok Sau, en particulier en termes d’angles, de sensation et d’utilisation de force. Dans un combat à proprement parler, on prend d’abord contact avec les bras de l’adversaire sitôt que celui-ci attaque, on se défend puis on le contrôle avec l’aide du Chi Sau.

B.I : Beaucoup de gens en Occident considèrent la tradition comme une relique de temps anciens, quelque chose sans aucune signification aujourd’hui. Le point de vue chinois est peut-être différent. La tradition est-elle importante pour le Wing Chun ?

L.Y : La théorie du Wing Chun est parfaite telle qu’elle est. Il n’y a pas matière à la modifier pour « l’améliorer ». Il faut enseigner de manière traditionnelle. Lorsque quelqu’un modifie le style, cela peut avoir deux causes : soit il le fait à des fins commerciales, soit il ne connait pas le vrai Wing Chun, la vraie technique, la vraie théorie. Quand quelque chose est parfait on ne le change pas, cela ne fait que l’altérer.

En ce qui concerne l’aspect traditionnel des arts martiaux, on ne trouve pas ça dans ce style. Par exemple, nous n’avons pas de danse du lion. Avant que Ip Man ne l’enseigne publiquement, c’était un style secret qui n’était transmis qu’à des élèves triés sur le volet. C’est un style pragmatique, pensé pour le combat, pas pour des démonstrations. En revanche, il est une tradition que l’on trouve en Wing Chun et dans d’autres styles, comme dans celle de l’organisation de la famille : tu dois respecter ton Sifu. Il est ton professeur mais aussi, dans une certaine mesure, un père.

B.I : Voyez-vous le Wing Chun comme purement pratique ou y a-t-il aussi une philosophie derrière ?

L.Y : Le Wing Chun est orienté sur la pratique mais demande énormément de travail de réflexion. C’est un système de pensée complet à lui tout seul.

B.I : Le Wing Chun semble être un style très agressif. Faut-il un état d’esprit particulier pour le pratiquer ?

L.Y : (rit) Je ne peux qu’être d’accord. Le Wing Chun est en effet très agressif. Il convient très bien au combat. On ne recherche pas le conflit, mais si une situation dangereuse survient et qu’on a le sentiment que sa vie est en danger, alors là il faut se battre.

B.I : Est-ce qu’aujourd’hui quelqu’un peut se déclarer Grand-Maître de Wing Chun ?

L.Y : Il n’y a qu’un seul homme qui peut se présenter comme ça. C’est Ip Man. Personne d’autre ne peut se proclamer Grand-Maître. Si quelqu’un le fait, il ment.

B.I : Maître Lok Yiu, nous vous remercions pour cet entretien.

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