Hommage de Chu Chong Tin à Yip Man et ses deux premiers élèves hong-kongais : Lok Yiu et Leung Sheung

Ce texte est une traduction d’un article écrit par Chu Chong Tin à propos de la cérémonie d’ouverture du musée Yip Man à Foshan en 2002. C’est pour lui l’occasion de revenir sur son Sifu mais aussi ses deux premiers élèves : Lok Yiu et Leung Sheung

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C’est le 9 novembre 2002 qu’a eu lieu l’ouverture officielle du « Ip Man Tong » dans la ville de Foshan, en Chine. La Hong Kong Ving Tsun Athletic Association a organisé un événement et plus d’une centaine de pratiquants de Ving Tsun ont assisté à la cérémonie. Ceux qui ont participé à l’inauguration ont reçu un uniforme, un compliment de la Hong Kong Ving Tsun Athletic Association et avaient l’air plutôt chic. L’événement a attiré des pratiquant de Ving Tsun directement issus de la lignée du Grand Maître Ip Man, des pratiquants d’autres lignées de Foshan mais aussi des résidents locaux : en tout, c’est environ deux mille personnes qui ont assisté à l’événement. C’était un événement important et passionnant dans l’histoire de la ville pour tout le monde là-bas.

Après le discours d’ouverture prononcé par M. Leung, directeur du Musée de Foshan, la présentation de bannières et de miroirs au Musée par les invités : nous sommes entrés à l’intérieur pour visiter les lieux. En entrant, l’espace m’a submergé par son sens de l’élégance simple quoi qu’avec des touches modernes, un hommage parfait à un Grand Maître d’arts martiaux qui s’est comporté comme un érudit confucéen. On se sentait chez soi mais le lieu inspirait un grand respect pour le Grand Maître. De toute évidence, les ingénieurs et les architectes ont consacré beaucoup d’efforts à la réalisation du lieu sinon nous n’aurions pas une pièce architecturale aussi brillamment conçue.

Les pièces exposées dans le musée sont classées en (1) le mannequin en bois du Grand Maître Ip Man, une centaine de photos et une vidéo du Grand Maître Ip faisant la forme du mannequin de bois (2) une statue en bronze du Grand Maître Ip Man avec quelques photos (3) photos de pratiquants du Ving Tsun, chinois et étrangers en formation dans tous les coins du monde. Tous contribuent à leur manière à la promotion de l’art du Ving Tsun.

La célèbre photo en question : Lok Yiu en haut à gauche, Leung Sheung à droite

Quand j’ai vu les photos du Grand Maître Ip Man prises avec le premier groupe d’étudiants de Hong Kong, je me suis immédiatement rappelé cette époque et différentes émotions m’ont immédiatement submergé. La photo a été prise en août 1950. La même année en juin, ces personnes ont commencé à s’entraîner avec le Grand Maître Ip Man. Cependant, après quelques mois, la plupart d’entre eux ont abandonné. Seuls deux étudiants : M. Leung Sheung et M. Lok Yiu sont restés. M. Leung a persévéré parce qu’il avait beaucoup d’expérience avec d’autres formes d’arts martiaux et qu’il croyait que le Ving Tsun était un excellent style d’apprentissage.

À cette époque, M. Leung et M. Lok vivaient une période très difficile sur le plan financier. Ils ont tout de même fait de leur mieux pour aider le Grand Maître à gagner sa vie. En 1951, j’ai été accepté comme élève du Grand Maître Ip Man, et nous trois étions devenus le trio répondant à ses besoins quotidiens. Même si les temps étaient durs, nous avions malgré tout réussi à offrir un cadeau, sous forme de vêtements, au Grand Maître Ip pour chaque nouvelle année. Si l’argent ne nous manquait pas trop, nous offrions « Cheong Sam » (un style de costume chinois fait de tissu importé), sinon nous donnions un « Da Shing Fui » (un style de costume chinois fait de tissu local pour le port régulier) avec une paire de chaussures neuves et quelques chaussettes. La façon dont nous nous sommes occupés du Grand Maître Ip est dans mon esprit plus digne qu’un millionnaire qui dépense une fortune pour lui.

Lok Yiu et Leung Sheung s’entraînant sur les toits de Hong-Kong dans les années 50

Ainsi, à mon avis, c’est la persévérance de M. Leung et M. Lok dans l’apprentissage de cet art (malgré leurs difficultés financières) qui a permis au Grand Maître Ip de continuer son enseignement à l’Association of Restaurant Workers of Hong Kong ; et le Ving Tsun n’aurait pas pu se développer jusqu’à ce niveau de renommée mondiale. Ce que nous avons vécu aujourd’hui pendant cette inauguration ne serait pas possible non plus : ce rassemblement à Foshan de pratiquants du monde entier et la construction d’un musée commémoratif « Ip Man Tong » dédié au Grand Maître Ip par le Conseil Culturel de la ville de Foshan.

Même si le Grand Maître Ip était d’une valeur inestimable et possédait des compétences martiales extraordinaires : cela seul n’aurait jamais pu faire le moindre bien sans le dévouement et la persévérance de M. Leung et de M. Lok pour poursuivre leur formation. L’histoire de la vie du Grand Maître Ip aurait été réécrite. Peut-être n’aurions nous pas du tout eu aujourd’hui de cérémonie d’ouverture de « Ip Man Tong ». Je crois donc que lorsque nous nous souvenons du Grand Maître Ip, quand nous pensons à la possibilité d’étudier cet art, nous devrions en même temps apprécier la contribution de nos deux aînés les plus anciens : M. Leung et M. Lok.

 

Grand Maître Lok Yiu avec Maître Kong, un de ses deux fils jumeaux au musée Yip Man

De plus, c’est M. Lee Tin Pui (alias Lee Man), un ami et étudiant du Grand Maître Ip, qui l’a présenté à l’Association of Restaurant Workers of Hong Kong. Sa dernière demeure est juste à côté de celle du Grand Maître Ip. Chaque année, je rends hommage au Grand Maître Ip mais aussi à M. Lee. M. Lee, qui est une personne digne d’une place élevée dans nos cœurs.

D’après ce que je peux voir dans « Ip Man Tong », il y a une abondance d’informations sur le Grand Maître Ip et ses étudiants, et les visiteurs apprendront sans aucun doute beaucoup de choses de leur visite. Je le recommande fortement à tous les étudiants de Ving Tsun et même aux pratiquants d’autres arts martiaux. Cela vaut sans aucun doute la peine d’être vu et est de l’argent bien dépensé.

Enfin, je dois remercier le Conseil culturel de la ville de Foshan pour son soutien à la construction du musée, ainsi que le groupe de travail et le comité du Conseil de développement du musée « Ip Man Tong », pour leur dévouement, leur travail bien fait et le soutien d’amis du monde entier. Tous ont permis de construire « Ip Man Tong » sans aucune entrave. Tous les étudiants de Ving Tsun peuvent maintenant partager la gloire du système, et ce en quoi le Ving Tsun a évolué : un art martial répandu et réputé.

Note : Bien que le Grand Maître Ip était très compétent dans ses prouesses martiales, il était très doux, s’est comporté comme un gentleman tout en ayant l’aura d’un érudit confucéen plutôt que celle d’un guerrier. Ce n’est qu’à son décès que ses amis lui ont dédié le titre de « Grand Maître ».

Interview de Maître Lok Yiu

Cette interview est extraite de Insider numéro 4, le magazine publié par l’ELYWCIMAA dans les années 90. Il a pour sujet la tradition des art martiaux chinois.

Une fois de plus, nous avons eu la possibilité de poser différentes question à maître Lok Yiu. En tant qu’européens, ces réponses nous permettent de mieux comprendre la mentalité et la tradition chinoise.

Question : Qu’est-ce que la cérémonie du thé et que signifie-t-elle ?

Maître Lok Yiu : Par la cérémonie du thé, on certifie l’acceptation d’un élève (Todai) par son professeur (SiFu). Dans la culture chinoise, il est tout à fait normal qu’au sein d’une famille les jeunes servent les anciens. Lorsqu’un nouvel élève propose du thé à un Si-Fu et que celui-ci l’accepte, cela marque l’acceptation en tant que nouveau Todai ainsi qu’au sein de sa famille (de Kung Fu).

Question : Qui est SiFu et qui est To-Dai ?

Maître Lok Yiu : La relation entre SiFu et Todai est comparable à celle unissant un père à son fils. Un Todai suit son Sifu tout au long de sa vie, le style pratiqué ou l’école n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est avant tout la relation Sifu/Todai. Si Yip Man avait pratiqué un autre style de Kung Fu, vous ne pratiqueriez pas le Wing Chun.

Question : En Europe, on parle beaucoup de différents combats entre les membres de différentes écoles. À quoi ressemblaient ces combats ?

Maître Lok Yiu : Les partisans d’un style de Kung Fu ne doivent pas s’agresser mutuellement au sein des écoles. Ces manières sont dignes de la mafia. Lorsqu’on souhaite se tester, on annonce son arrivée et demande à ce que quelqu’un se tienne prêt pour un échange.

Question : à quoi ressemblaient les cours auprès du grand-maître Yip Man ?

Maître Lok Yiu : Mon Sifu Yip Man n’a jamais dirigé sa propre école et n’avait pas d’heures de cours fixes. Personnellement, je le suivais toujours et lorsque Sifu le souhaitait, nous nous entraînions. Parfois, nous parlions longuement de Wing Chun, la théorie étant également très importante. Il est nécessaire de ne pas seulement pratiquer une technique mais aussi de la comprendre. Plus tard, il y eu des cours collectifs sous la direction des Sihings (les élèves aînés). On peut dire qu’il n’y a que la première génération d’élève qui a pratiqué directement avec Yip Man et qui pouvaient l’observer directement durant sa pratique.

Yip Man était cependant présent aux entraînements, c’est simplement qu’il n’a que rarement pris personnellement part aux cours. Il n’a jamais voulu enseigner le Wing Chun publiquement et souhaitait retourner à Foshan, d’où il était arrivé en 1950, aussitôt que la situation en Chine le permettrait. Il n’a lancé les cours dans «  l’association des travailleurs du restaurant  » qu’à cause des difficiles conditions de vie de l’époque, il lui fallait un endroit pour dormir et de quoi manger. Certains de ses premiers élèves ont aussi vécu avec lui, ont pris soin de lui et lui tenaient compagnie.

Question : Pourquoi le grand-maître Yip Man n’a-t-il pas désigné de successeur ?

Maître Lok Yiu : À Hong Kong, tout le monde sait qui a vraiment appris avec Yip Man. À l’époque, peu de gens ont travaillé suffisamment dur, la plupart ne pratiquant le Kung Fu que comme un hobby. Personne ne songeait alors à pratiquer le Kung Fu en tant que professionnel. Celui qui détient vraiment le Wing Chun ne dira jamais aux autres «  je suis le meilleur, viens apprendre chez moi !  ». Quand on souhaite vraiment apprendre le Wing Chun, on va directement chez lui !